- KAWABATA Y.
- KAWABATA Y.Kawabata Yasunari, prix Nobel de littérature 1968, est sans aucun doute l’écrivain japonais le plus connu en Occident. Ses œuvres, fruits d’une conception esthétique originale, atteignent une perfection rare dans l’expression de la sensation pure, exempte de toute spéculation intellectuelle.La solitudeLa prime jeunesse de Kawabata est profondément marquée par la solitude: né en 1899 à 牢saka, il perd successivement son père, sa mère, son unique sœur et sa grand-mère. Il est élevé ensuite par son grand-père, qui meurt à son tour en 1914. Sa première œuvre, le Journal intime de ma seizième année (Jurokusai no nikki ), publié en 1925, date de cette époque, et décrit l’agonie du vieillard avec une lucidité frappante. Un rare don d’observation s’épanouit déjà pleinement dans ce récit apparemment fragmentaire.Il commence à publier en 1916 dans des revues à faible tirage. Quand la solitude lui pèse trop, il erre seul dans la péninsule d’Izu, et ces voyages lui inspirent son premier chef-d’œuvre, La Danseuse d’Izu (Izu no odoriko , version définitive publiée en 1926). C’est un récit de moins de cent pages, dans lequel des images se succèdent, fluides et fugitives, comme dans une musique discrète. Chacune de ces séquences, en réalité, correspond à des frémissements du sentiment, dont la noblesse sauve de la banalité cette histoire touchante d’un amour juvénile, à peine entrevu et aussitôt brisé.Cette même noblesse apporte le salut à l’auteur lui-même: il découvre le sens de la vie, la valeur d’une bonté sans limites, et sa solitude perd désormais toute trace d’amertume. Il en reste seulement une attitude originale dans ses relations avec les autres humains, qu’il a tendance à observer avec un certain détachement, tout en se mêlant à eux avec une grande complaisance.Les «sensations nouvelles»C’est ainsi que sa véritable carrière littéraire commence en 1921, date à laquelle il crée, avec quatre de ses camarades de l’université impériale de T 拏ky 拏, une revue littéraire, Shinshich 拏 (Pensée nouvelle ). Il prend aussi une part active à la fondation de deux autres revues qui firent époque: Bungei-shunj (Annales littéraires ) et Bungei-jidai (L’Époque de la littérature ). Dès la fin de ses études universitaires en 1924, il est considéré comme l’un des plus brillants espoirs de la jeune école connue sous le nom de «shinkankaku-ha» («école des sensations nouvelles») dans l’histoire de la littérature japonaise moderne.Kawabata déborde alors d’activités, bouillonne d’idées, toujours à l’affût du nouveau. Il inaugure, entre autres, une forme inédite d’expression littéraire qu’il se plaît à appeler «romans miniatures» (tenohira no shosetsu , littéralement «romans qui tiennent dans le creux de la main»). En quelques dizaines de lignes parfois, il procède à de véritables expériences sur l’expressivité du japonais, langue riche en images et en nuances avec une force évocatrice inégalée.Un art souverainEnsuite vient la période de la genèse et de la prépublication de son roman le plus connu: Pays de neige (Yukiguni , 1935-1948). Ce monument de la sensibilité littéraire, dont l’élaboration s’est poursuivie durant treize ans, étonne par sa dimension relativement modeste (deux cent cinquante pages) et par son unique thème simple et limpide: l’amour, à l’état pur, d’une femme du pays de neige pour un homme qui vient de la ville. Ce pays de neige, qui existe pourtant sur la carte du Japon, est pour l’homme un monde irréel où il vit sous le charme. Entre les deux partenaires naît un amour désespéré, et l’inévitable déphasage engendre la détresse, matérialisée par la magistrale scène d’incendie qui termine l’histoire. Le drame intérieur, décrit exclusivement de façon concrète et tangible, aboutit au point de rupture à l’image des tragédies classiques, avec l’extériorisation des catastrophes.Ainsi, la lignée des «tragédies du sentiment humain», apothéose de la carrière du grand écrivain, vient de voir le jour. Deux autres grands romans s’intègrent dans cette lignée: Nuée d’oiseaux blancs (Sembazuru , 1949-1952) et Le Grondement de la montagne (Yama no oto , 1949-1954). Le premier utilise comme cadre l’ambiance de l’art du thé, qui existe au Japon dans une tradition plusieurs fois séculaire. La transposition de la réalité en cet univers esthétique n’est donc nullement artificielle et, pourtant, l’auteur y opère une magie de substitution; l’art qui brille déja dans Pays de neige lui permet ainsi de rendre plus vrai encore que la réalité l’élan insondable du sentiment humain. Partout, la sensibilité de l’écrivain devient le fil conducteur d’une suite de poèmes en prose qui, tout en évoquant des sensations inconsistantes en elle-mêmes, dégagent une vérité psychologique intense.Le Grondement de la montagne inaugure une autre possibilité des «tragédies du sentiment». Sans aucun signe voyant, le drame se prépare avec une lenteur terrifiante, celle-là même qui reste inhérente au rythme de la vie quotidienne. Ici, l’auteur ne fait plus appel à son art de transposition des réalités terrestres, mais s’attache exclusivement à ces dernières. Dans une sobriété qui incarne l’ennui redoutable de la vie réelle, l’écrivain trouve son style ultime.«Le monde des démons»Kawabata renouvelle aussi ses tentatives de roman-feuilleton, entreprises jadis avec un roman de mœurs sur la vie des danseuses d’Asakusa. Il s’ensuit, notamment à partir de 1950, une série importante de romans d’une facture apparemment facile, mais où toute la sensibilité de l’auteur s’exprime avec une envergure surprenante. Parmi ces récits, on peut citer, entre autres, La Danseuse (Maihime , 1950-1951), Le Lac (Mizu-umi , 1954-1955), Être une femme (Onna de aru koto , 1956-1957), Ky 拏to (Koto , 1961-1962), La Beauté et la souffrance (Utsukushisa to kanashimi to , 1961-1965).Il convient de classer à part, Les Belles Endormies (Nemureru bijo , 1960-1961), expression d’un érotisme d’une gratuité absolue, qui représente l’aboutissement des épreuves que Kawabata s’était imposées à travers sa quête esthétique. Logique avec lui-même, l’écrivain, avec cette œuvre, est allé délibérément jusqu’au fond de son propre enfer mental.Certains ont cherché des liens directs entre cet enfer et le suicide solitaire de Kawabata, survenu en 1972 dans un petit appartement loué à Zushi, au bord de la mer, non loin de sa maison de Kamakura. Néanmoins, il importe de remarquer que ses propres écrits demeurent plus révélateurs sur la nature profonde de cet enfer mental. «Il est facile d’entrer dans le monde des bouddha, il est difficile d’entrer dans le monde des démons – ce propos d’Ikky , moine zen , me touche au plus profond de moi-même. Tout artiste aspirant au vrai, au bien et au beau comme objet final de sa quête, est hanté fatalement par le désir de forcer cet accès difficile du monde des démons, et cette pensée, apparente ou secrète, hésite entre la peur et la prière.»
Encyclopédie Universelle. 2012.